Par Pierre Leibovici (Disclose) - le 28/06/2023 à 14h00
Au prétexte d’une menace pour la sécurité énergétique de la France, le gouvernement, main dans la main avec TotalEnergies, veut importer massivement du gaz naturel liquéfié via un nouveau terminal, au Havre. Or, des documents obtenus par le site d'investigation Disclose, en partenariat avec Greenpeace, prouvent que cette menace est largement fantasmée. Partenaire de Disclose, Le Poulpe, qui s'était également intéressé au dossier en début d'année, publie aujourd'hui cette enquête en deux volets et en accès libre (1/2).
Cela fait quelques heures seulement que les blindés russes ont envahi l’Ukraine et Patrick Pouyanné affiche une mine inquiète. En ce matin du 24 février 2022, le PDG de TotalEnergies a répondu à l’invitation du lobby des travaux publics pour une conférence sur « la fin des énergies fossiles ». Mais c’est plutôt la fin annoncée des livraisons de gaz en provenance de Russie qui le préoccupe. La guerre qui vient de débuter aux portes du continent menacerait, selon lui, la sécurité énergétique de la France. « On n’a pas assez de terminaux de gaz naturel liquéfié en Europe » pour remplacer les hydrocarbures russes, prévient-il. Un cri d’alarme aussitôt répercuté jusqu’au sommet de l’État.
Dès les premiers jours du conflit, TotalEnergies part à l’assaut des cabinets du président de la République, du Premier ministre et du ministère de la transition écologique, avec un objectif : « sensibiliser les autorités françaises sur les enjeux et les solutions d'approvisionnement en GNL [gaz naturel liquéfié] », comme en atteste une déclaration déposée auprès de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). La cause du groupe pétrolier va rapidement être entendue. À partir du printemps 2022, les gouvernements successifs de Jean Castex et d’Élisabeth Borne vont agiter une menace imaginaire de rupture d’approvisionnement en gaz de la France pour imposer un nouveau terminal méthanier flottant au Havre (Seine-Maritime). Ce projet climaticide qui doit être mis en service à la rentrée a été approuvé en urgence par l’État, et sous la pression de TotalEnergies, comme le démontre l’enquête de Disclose, en partenariat avec Greenpeace.
Les premiers échos officiels du projet havrais se font entendre dès le 16 mars 2022. Face aux sanctions contre la Russie qui commencent à pleuvoir, le premier ministre de l’époque, Jean Castex, annonce un plan de résilience pour « que les stockages de gaz français soient remplis ». Pour y parvenir, l’ancien chef du gouvernement appelle à « augmenter nos capacités d’importation en gaz naturel liquéfié ». Autrement dit, du gaz naturel refroidi à -160 degrés pour être acheminé par bateaux, notamment depuis les États-Unis, avant d’être réchauffé pour être injecté dans les canalisations françaises. Et peu importe que le GNL arrivant en France soit massivement issu de gaz de schiste, comme l’a montré Disclose dans une enquête publiée en avril dernier.
Très vite, le port industriel du Havre est vu comme la meilleure porte d’entrée pour absorber ces nouveaux flux d’hydrocarbures. Ce choix n’est pas le fruit du hasard. D’après le registre des actions de lobbying de la HATVP, TotalEnergies, GRTgaz, la filiale d’Engie chargée du transport du gaz en France, et Haropa Port, l’établissement public qui administre les ports du Havre, de Rouen et de Paris, se sont coordonnés pour organiser des « réunions », des « discussions informelles » et une « correspondance régulière » avec les cabinets du Premier ministre et du ministère de la transition écologique. À l’ordre du jour de leur mission d’influence : « encourager la simplification des procédures pour accélérer la mise en production d'un terminal méthanier flottant au Havre compte tenu de la gravité de la crise énergétique ».
Pourquoi « flottant » ? Car, à la différence des quatre terminaux méthaniers terrestres déjà en service à Dunkerque (Nord), Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône) et Montoir-de-Bretagne (Loire-Atlantique), ce dispositif est moins coûteux et plus rapide à installer. Surtout, le choix d’un bateau-usine amarré en permanence aux quais permet de contourner la réglementation environnementale liées aux usines dangereuses. Seul hic pour les industriels : le projet requiert de changer la loi pour passer en urgence — l’instruction d’un tel dossier demanderait normalement au minimum 24 mois, selon un récent rapport sénatorial.
Qu’à cela ne tienne. Le gouvernement de la nouvelle première ministre, Élisabeth Borne, qui envisageait d’abord de déposer un projet de loi « permettant des substitutions urgentes aux fournitures d’hydrocarbures russes », choisit une autre option, beaucoup plus cavalière : glisser le terminal méthanier flottant entre deux articles d’un projet de loi sur le pouvoir d’achat, présenté à l’Assemblée nationale quelques jours après les élections législatives. Et le texte d’insister sur la menace grave qui plane au-dessus des ménages qui se chauffent au gaz. Un argument qui reviendra, quelques jours plus tard, dans une note transmise par le parti Renaissance (ex-LREM) à ses député·es fraîchement élu·es et que Disclose s’est procurée : « le raccordement d’un terminal méthanier flottant est une solution pour renforcer rapidement les capacités d’importation de gaz naturel et rétablir un système gazier permettant d’assurer l’approvisionnement des consommateurs français ». La loi est adoptée le 3 août 2022. Et pourtant, jamais l’approvisionnement en gaz des Français·es n’a été menacé.
Les données compilées par Greenpeace, puis recoupées par Disclose, montrent en effet que la France a largement de quoi satisfaire ses besoins en gaz sans avoir à installer de nouvelles infrastructures. Pour preuve : sur les 64,8 milliards de mètres cubes (bcm) de gaz importés en 2022, 25 % (16,47 bcm) ont été revendus à ses voisins européens, selon les chiffres du réseau européen des gestionnaires de réseau de transport de gaz (ENTSOG).
Pour adopter une vision complète de la situation du gaz en France, il faut ajouter les réserves constituées ces dernières années. Les chiffres fournis par le lobby européen du secteur, Gas Infrastructure Europe, confirment la situation extrêmement favorable des stocks français, remplis à 52,2 % à la fin mai 2023, un niveau identique à celui observé un an plus tôt (52 %) et bien supérieur à la fin mai 2020 (40 %).
Autrement dit, malgré le déclenchement de la guerre en Ukraine, la souveraineté énergétique de la France n’a jamais été menacée. Aucune urgence, donc, à mettre en service un nouveau terminal méthanier au Havre dès le printemps 2022. Pas plus qu’aujourd’hui : sur les cinq premiers mois de l’année 2023, les quatre terminaux français ont été utilisés à 66,7% de leurs capacités. Dans le même temps, la consommation française de gaz a baissé de 14 % entre le 1er août 2022 et le 12 juin 2023 (hors variations du climat) par rapport à la même période 2018-2019. Des chiffres à mettre au regard des capacités prévues du bateau-usine du Havre, qui doit apporter l’équivalent de 10 % de la consommation française de gaz. Autant d’éléments qui laissent penser que le projet défendu par TotalEnergies vise d’abord à augmenter les quantités de gaz ré-exportées ailleurs en Europe. Contactée, la multinationale assure que le terminal « contribuera à la sécurisation de l’approvisionnement en gaz » de la France qui, jure-t-elle, « constitue son marché. » Sollicité à de multiples reprises, le ministère de la transition écologique n'a pas donné suite.
Aujourd’hui, c’est devant le juge administratif que le ministère de la transition écologique tente de faire valoir l’urgence d’installer le Cape Ann, le nom du terminal affrété par TotalEnergies, sur les docks du Havre. Les arrêtés qu’il a pris font l’objet de trois recours différents, déposés par l’association France Nature Environnement d’une part, et par l’association Écologie pour le Havre, le député (EELV) Julien Bayou et Europe Écologie Les Verts - Normandie d’autre part.
Dans leurs dossiers remis au tribunal administratif de Rouen, que Disclose a pu consulter, le gouvernement et TotalEnergies avancent, d’une même voix, de nouvelles justifications pour le projet havrais. Désormais, il s’agirait « [d’]anticiper la potentielle défaillance » du gazoduc Franpipe, par lequel transite une partie du gaz norvégien importé en France, en raison d’un éventuel « incident technique ou d’un sabotage ». Pourtant, aucune menace connue ne plane sur ce gazoduc… Déterminé à acheminer du gaz fossile au Havre, le gouvernement évoque aussi, pour la première fois, le besoin de « sécuriser rapidement les capacités de transit de gaz naturel vers l’Allemagne, la Belgique et la Suisse ». « Nous ne contestons pas le principe de solidarité européenne, rétorque Alice Béral, juriste à France Nature Environnement Normandie, mais il n’a pas vocation à s’appliquer ici puisque nos voisins sont en mesure d’assurer leurs propres approvisionnements ». Ainsi de l’Allemagne qui a déjà mis en service trois terminaux méthaniers flottants depuis décembre 2022 et qui doit en installer trois autres d’ici la fin de l’année.
Selon les termes de la loi pouvoir d’achat, le Cape Ann pourra être exploité durant cinq ans maximum, mais aucun élément ne laisse penser que les industriels français souhaitent en finir avec le GNL. Au contraire. Les bénéfices de l’activité « gaz, renouvelables et électricité » de TotalEnergies ont doublé l’an dernier, pour atteindre 12 milliards d’euros, « grâce à son portefeuille GNL et en particulier ses capacités de regazéification en Europe », précise la multinationale dans son rapport annuel 2022, analysé par Greenpeace. Un enthousiasme partagé par son partenaire, GRTgaz, dans son plan décennal publié en mars 2023 : « La France est idéalement située comme point d’entrée du GNL pour le transporter vers le cœur de l’Europe ». Dans ce document jusqu’ici passé inaperçu, le groupe révèle d’ailleurs avoir mené des « études d’opportunité » pour trois nouveaux projets permettant « d’accroître les capacités d’imports depuis le Havre » : deux terminaux méthaniers terrestres et un nouveau terminal flottant, qui pourrait être amarré sur le port d’Antifer à Saint-Jouin-Bruneval (Seine-Maritime), à 20 kilomètres plus au nord. Un projet dont le maire du village, François Auber (divers gauche), n’a jamais été informé, comme il le confirme à Disclose, évoquant une perspective « cynique et funeste ». On pourrait ajouter « anachronique » : en juin 2012, un projet de terminal méthanier à Antifer, porté par l’État, avait été abandonné après six ans de mobilisation citoyenne.
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