Par Ariane Lavrilleux (Disclose), Harald Schumann, Pascal Hansens (Investigate Europe), Alexander Fanta (Follow the Money) - le 13/12/2023 à 16h55
La France, l’Italie, la Finlande, la Grèce, Chypre, Malte et la Suède veulent torpiller la première loi européenne visant à protéger la liberté et l’indépendance des médias dans l’UE en militant activement pour autoriser la surveillance des journalistes, au nom de « la sécurité nationale », révèlent des documents obtenus par Disclose, en partenariat avec Investigate Europe et Follow the Money.
Le bras de fer touche à sa fin. Depuis plus d’un an, un projet de loi sur la liberté des médias en Europe, l’European Media Freedom Act, fait l’objet de vives discussions à Bruxelles et Strasbourg. Dans ce texte censé garantir l’indépendance, la liberté et le pluralisme des médias, une disposition est au cœur des tensions entre les États membres et le Parlement européen : son article 4, qui concerne la protection des sources journalistiques, considérées comme l’une « des conditions fondamentales de la liberté de la presse » par la Cour européenne des droits humains. Sans cette protection, « le rôle vital de la presse comme gardien de la sphère publique risque d’être mis à mal ».
Disclose, en partenariat avec le collectif de journalistes Investigate Europe et le média Follow the Money, est parvenu à pénétrer le huis clos des négociations. Notre enquête dévoile les dessous de 15 mois de tractations qui pourraient aboutir à un texte définitif, ce 15 décembre 2023, après un troisième tour de discussions entre le Conseil de l’UE, le Parlement et la Commission européenne. Document à l’appui, elle démontre les visées liberticides du gouvernement français contre la presse, activement soutenues par le gouvernement d’extrême droite italien et les autorités finlandaises, chypriotes, grecques, maltaises et suédoises.
Pour comprendre la manœuvre en cours, il faut remonter au 16 septembre 2022. À l’époque, la Commission européenne présente un projet de loi sur la liberté des médias. Dans son article 4, le texte initial interdit l’utilisation de logiciels espions contre des journalistes et des médias, sauf dans le cadre « d’enquêtes sur [dix] formes graves de criminalité » (terrorisme, viol, meurtre — cf. encadré en fin d’article). Ces technologies, qui permettent d’intercepter les e-mails et messages sécurisés, pourront aussi être utilisées au « cas par cas, pour des raisons de sécurité nationale ».
Inconcevable pour la France qui, dans un document interne au Conseil de l’UE, écrit le 21 octobre 2022 qu’elle « refuse que les enjeux en matière de sécurité nationale ne soient traités dans le cadre d’une dérogation ». Le gouvernement d’Elisabeth Borne, alors représenté par sa conseillère culture exige d’ajouter « une clause d’exclusion explicite » à l’interdiction de surveiller les journalistes. En clair, la France veut pouvoir entraver le travail de la presse, quand elle l’estime nécessaire au nom de la sécurité nationale. Une exigence pour laquelle elle a fini par obtenir gain de cause auprès de la majorité des autres États.
Par ailleurs, la dernière dernière phrase du texte introduit une dérogation très large : « Cet article s’applique sous réserve qu’il ne porte pas atteinte à la responsabilité des États membres en matière de protection de la sécurité nationale ». Autrement dit, la surveillance deviendrait légale si un État membre estimait sa sécurité nationale menacée. « Tout motif de sécurité nationale pourrait suffire pour poursuivre ou surveiller un journaliste, décrypte Christophe Bigot, avocat spécialiste du droit de la presse en France. Cela pourrait être le cas, par exemple, à la suite d’un article sur un restaurant ne respectant pas le confinement et s’appuyant sur des sources anonymes ».
Selon nos informations, ce sont les ministères français de l’intérieur et des armées qui ont réclamé la dérogation. Ce dernier, après nous avoir assuré qu’il ne participait pas aux négociations, a précisé son propos : la position française viserait « à préserver le cadre légal du renseignement français [qui] est à la fois protecteur et équilibré, et prévoit un régime général de protection renforcée de certaines professions dites « protégées« »« , dont font partie les journalistes ». D’après le ministère des armées, les opérations de surveillance des journalistes s’exercent d’ores et déjà sous le contrôle « sous le contrôle d’une autorité administrative indépendante ». À savoir la commission nationale de contrôle des techniques de renseignements, composée de parlementaires et de magistrats. De son côté, le ministère de la culture français — officiellement en charge des négociations — jure que « cette marge d’appréciation laissée aux États membres ne signifie en aucun cas qu’ils peuvent s’affranchir du respect des droits fondamentaux et de la Convention européenne des droits de l’Homme ».
Ces dernières années, les autorités grecques, espagnoles, bulgares et hongroises ont déjà invoqué leur sécurité nationale pour justifier l’utilisation des logiciels espions Pegasus et Predator contre des journalistes d’investigation. Face aux risques de dérives, le Parlement européen a rappelé à l’ordre les États. Le 3 octobre dernier, deux tiers des eurodéputés ont adopté une proposition de loi prévoyant un encadrement beaucoup plus strict de la surveillance des journalistes. Ainsi, dans cette version alternative de l’article 4 de l’European Media Freedom Act, les communications des journalistes ne peuvent être écoutées ou leurs téléphones infectés par des logiciels espions que si une liste de conditions précises est réunie. L’intrusion ne doit pas avoir pour résultat d’accéder aux sources journalistiques ; elle doit être justifiée au « au cas par cas » dans le cadre d’enquêtes pour des crimes sérieux comme le terrorisme, le viol ou encore le trafic d’armes et ne pas être liées aux activités professionnelles du média ; enfin une « autorité judiciaire indépendante » doit donner son autorisation et effectuer a posteriori « un contrôle régulier ».
C’était sans compter sur le gouvernement français et ses six alliés européens qui continuent de ferrailler sec, comme le révèle un compte-rendu d’une réunion du conseil de l’UE du 22 novembre 2023, obtenu par Disclose et ses partenaires. Dans ce document rédigé par des hauts fonctionnaires allemands, on apprend que l’Italie considère le maintien du paragraphe sur la sécurité nationale (dans l’article 4) comme « une ligne rouge ». C’est-à-dire qu’elle s’oppose fermement à sa suppression. La France, la Finlande et Chypre se disent « peu flexibles » sur la question. Quant à la Suède, Malte et la Grèce, leurs représentants affirment être sur la même ligne, « à quelques nuances près ».
Même si ces sept États ne représentent que 34 % de la population européenne, cette minorité peut bloquer tout compromis en s’alliant avec la Hongrie de Viktor Orban, qui rejette l’entièreté du texte, trop libéral à son goût. Pour que la loi soit adoptée, les États favorables doivent en effet représenter 65 % de la population. La majorité des autres gouvernements ont donc adopté la ligne dure franco-italienne pour sauver le texte. Seul le Portugal a osé critiquer cette défense acharnée de l’exception au nom de la sécurité nationale. Contactée, la représentation portugaise à Bruxelles se dit « inquiète du futur impact que cette disposition pourrait avoir, non seulement sur la liberté d’exercer la profession de journaliste mais aussi sur la société civile européenne ».
Familiers avec l’art du compromis, le gouvernement français et ses alliés se disent désormais favorables à l’ajout de « garde-fous requis par le Parlement européen pour protéger les sources des journalistes », peut-on lire dans le compte-rendu du 22 novembre 2023. À savoir, l’obligation d’obtenir « l’accord d’une autorité judiciaire » avant de porter atteinte à la protection des sources, et la création d’un mécanisme a posteriori « de contrôle régulier des technologies de surveillance ». De la poudre aux yeux, selon l’avocat Christophe Bigot. L’intervention d’un juge en amont ne serait qu’un « changement sur le papier, puisqu’il faudrait avoir l’accord du juge des libertés et de la détention, mais c’est déjà le cas dans le cadre d’une enquête préliminaire où il y a des perquisitions de journalistes ou d’une rédaction ».Une formalité la plupart du temps accordée, comme ce fut le cas pour la perquisition par la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et la garde à vue de la journaliste de Disclose, Ariane Lavrilleux, le 19 septembre dernier.
Jusqu’à présent, une institution avait limité les dérives sécuritaires des États : la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Elle a rappelé, à plusieurs reprises, que les États ne pouvaient pas brandir le concept de sécurité nationale à tort et à travers pour enfreindre les lois européennes. En octobre 2020, les juges ont, par exemple, interdit aux autorités françaises de forcer les fournisseurs d’accès à Internet à conserver toutes les données des internautes hors du cadre d’une enquête. Motif : la directive protégeant la vie privée et les communications électroniques l’interdit. Depuis cette défaite juridique qui a posé un cadre strict, la France et ses alliés veulent éviter d’autres décisions similaires et garder les mains libres en matière de surveillance des journalistes.
Le Parlement va-t-il accepter le marchandage proposé par le Conseil de l’Union européenne, sous pression de sept de ses États membres ? Va-t-il céder pour préserver une loi qui, par ailleurs, comporte des avancées sur l’indépendance des télévisions publiques et des rédactions en général ?
À droite comme à gauche, des parlementaires chargés des négociations estiment le retrait de la mention sur la sécurité nationale comme un pré-requis. C’est le cas de Geoffroy Didier, eurodéputé (Parti populaire européen, droite) et co-rapporteur du texte. Ce dernier demande « solennellement à Emmanuel Macron et au gouvernement français de renoncer à leur projet qui consisterait à pouvoir espionner légalement les journalistes ». D’ici au 15 décembre, il ne reste que trois jours aux parlementaires pour convaincre la présidence espagnole de l’UE et les gouvernements. Trois jours pour qu’une loi sur la liberté de la presse ne devienne son tombeau.
Vous comptez parmi nos abonnées et abonnés et nous vous en remercions ! Pour nous aider à atteindre l'équilibre économique pérenne, vous pouvez également nous faire un don défiscalisé tout au long de l'année. Sans vous, Le Poulpe n'existerait pas !