Par Manuel Sanson - le 28/02/2023 à 13h50
A la suite d'une enquête du Poulpe consacrée à la société Valgo et à son opération de dépollution contestée de l'ex-raffinerie Petroplus, la société a saisi le tribunal de commerce de Rouen pour que ce dernier ordonne une action d'huissiers au sein d'une autre entreprise rouennaise. Il s'agissait d'identifier des sources supposément à l'origine de nos premiers articles. Le tout sous l'autorité du président de la juridiction commerciale.
Un nouveau cas dans lequel la justice commerciale est utilisée pour faire obstacle à la liberté de la presse. Après nos confrères de Reflets et nos partenaires de Mediapart, c’est au tour du Poulpe de faire les frais de ces diligences d’un nouveau genre. On ne parle pas, cette fois, de censure préventive d’articles hors de toute procédure contradictoire mais d’atteinte au secret des sources.
Notre media a remonté dans ses tentacules une ordonnance du président du tribunal de commerce de Rouen, datée du 29 septembre 2022, faisant suite à une requête de la société Valgo, dont le siège est situé à Petit-Couronne, dans la banlieue de Rouen, sur laquelle Le Poulpe a longuement enquêté documentant sur de lourds soupçons sur la qualité de la dépollution menée sur le site de l’ex-raffinerie Petroplus où Amazon a longtemps envisagé de s’implanter avant de renoncer en lien, notamment, avec nos révélations.
Notre enquête en trois volets éclairait également sur les connexions politiques de Valgo ainsi que sa relation - houleuse - avec les services de l’Etat chargés du contrôle du site de l’ancienne raffinerie.
« Attendu que la requérante justifie d’un motif légitime et de circonstances justifiant qu’une mesure soit ordonnée non-contradictoirement, désignons une société d’huissiers de justice et lui donnons pour mission de se rendre dans les locaux de la société Troletti à Petit-Couronne », introduit l’ordonnance du tribunal de commerce. Selon ce même document, l’huissier désigné est « autorisé à se faire accompagner le cas échéant d’un informaticien, ainsi que par la force publique en prévision du cas où l’accès aux locaux lui serait refusé ».
Selon nos informations, un huissier s’est en effet déplacé, sans prévenir en amont de sa venue, dans les locaux de la société Troletti aujourd’hui propriété du groupe de BTP Lhotellier. La visite s’est déroulée le 28 novembre 2022, l’auxiliaire de justice étant effectivement accompagné d’un expert informatique ainsi que de policiers même si ces derniers ont vite quitté les lieux constatant les bonnes dispositions des personnes présentes.
« L’huissier a regardé à l’intérieur de plusieurs ordinateurs, il a pris quelques mails. Sa mission a duré environ deux heures », relate une source proche du dossier.
Contacté, le groupe Lhotellier n'est pas revenu vers nous avant la mise en ligne de cet article.
La société Valgo évoque de son côté "diverses menaces reçus (sic) de la part d’un des collaborateurs du groupe Lhotellier" et qu'elle "n’a pas eu d’autre choix que de mettre en œuvre les procédures judiciaire (sic) à sa disposition pour déterminer l’étendue des manœuvres de déstabilisation dont elle faisait l’objet notamment de la part de la société Troletti rachetée par le groupe Lhotellier avec qui elle est en litige commercial".
La requête de la société Valgo précise que la société s’estime victime d’un chef d’entreprise rouennais, Marc-Antoine Troletti, qui aurait voulu "nuire" à son image "par tous moyens" sur fond d’un conflit commercial antérieur. « La société Valgo envisage d’exercer à l’encontre de la société Troletti TP et son dirigeant une action en responsabilité sur le fondement de la concurrence déloyale par dénigrement », expose le même document.
« Préalablement à toute action judiciaire, la société Valgo sollicite de Monsieur le président de bien vouloir ordonner une mesure d’instruction afin de conserver ou établir avant tout procès la preuve des faits dont dépend l’issue du litige », poursuit l’entreprise requérante.
« À ce jour, il n’y a aucune trace d’une assignation sur le fond en matière de concurrence déloyale », glisse une source proche de l'entreprise.
Dans ses écrits, Valgo explique que « les articles issus de cette campagne de presse ont eu des répercussions directes très négatives sur l’activité de la société Valgo dont le projet de cession d’une partie du site de l’ancienne raffinerie à la société Amazon pour l’aménagement d’une zone de logistique a été annulé par la société Amazon ».
La requête de la société Valgo indique enfin « qu’une plainte a été déposée pour diffamation publique à l’encontre des directeurs de la rédaction des médias Le Poulpe et Mediapart ainsi qu’à l’encontre de l’auteur de l’enquête ».
À cette heure, notre rédaction et celle de Mediapart ont été destinataires d’une requête judiciaire laissant à penser que Valgo a déposé plainte avec constitution de partie civile. De longs échanges entre les avocats de Valgo et ceux du Poulpe et de Mediapart avaient pourtant déjà abouti à la publication d’un droit de réponse. Le Poulpe et Mediapart maintiennent leurs informations.
En réponse à la saisine de Valgo, et dans une ordonnance qui s’apparente à un copier-coller des arguments de l'entreprise de dépollution, le président du tribunal de commerce de Rouen autorise les huissiers mandatés à « se faire remettre et le cas échéant rechercher et saisir les documents suivants sous format papier ou sous format numérique : l’ensemble des échanges de correspondance, sur support matériel ou informatique, entre Madame Laurence Delleure (sic) et Monsieur Troletti, entre madame Laurence Delleure et un salarié de la société Troletti TP et entre Monsieur Gilles Triollier (sic) et/ou Monsieur Edwy Plenel, d’une part, et Monsieur Troletti et/ou un salarié de la société Troletti TP, d’autre part, entre le 1er avril 2021 et le 20 février 2022 ».
« Il est clair que Monsieur Troletti a livré à la journaliste d’investigation et au directeur de la publication du Poulpe et de Mediapart (sic) des informations dénigrantes sur la manière dont la société Valgo a réalisé le chantier de dépollution et de réhabilitation du site industriel de l’ancienne raffinerie Petroplus, dans le but de lui nuire ainsi qu’à son dirigeant », affirme la requête de Valgo.
Et l’on comprend que le spécialiste normand de la dépollution soupçonne la société Troletti TP et Marc-Antoine Trolleti, son dirigeant historique, d’avoir renseigné Le Poulpe et qu'il entend s’appuyer sur la justice commerciale pour trouver des preuves. Au passage, on dénombre de nombreuses erreurs factuelles dans les termes de l’ordonnance.
Outre les erreurs de graphie sur les patronymes de deux journalistes, c’est surtout la mention de Marc-Antoine Troletti qui interroge. A la période mentionnée, ce dernier n’était plus présent aux manettes de l’entreprise pour la simple et bonne raison qu’il l’avait revendue à l’été 2019 au groupe de BTP Lhotellier. Le chef d’entreprise n’était donc plus présent dans les locaux à l’époque visée. Interrogé sur les démarches de Valgo, M. Troletti n’a pas souhaité faire de commentaires.
« L’huissier pourra utiliser dans le cadre de ses recherches toute adresse email et effectuer toute recherche par mot-clé en utilisant toute combinaison entre lesdites adresses emails et/ou les noms de personnes désignés (sic) ci-avant avec les termes suivants : Valgo, raffinerie, Petroplus, hydrocarbures, laine de verre, stockage est, Le Poulpe, Médiapart (sic)», autorise l’ordonnance signée du tribunal de commerce de Rouen.
L’auxiliaire de justice pourra également se faire "communiquer tous les codes d’accès informatiques nécessaires à l’exécution de la mission et à accéder à tout support numérique local ou distant, à connecter tout matériel ou logiciel nécessaire à l’accomplissement de sa mission, ou contacter tout technicien ou prestataire du requis en vue d’obtenir toute information nécessaire à la réalisation de la mission » (sic).
Clairement, la société Valgo a voulu porter atteinte au secret des sources, un principe juridique consacré par la loi ou encore par la cour européenne des droits de l’homme. Et tout cela avec l’assentiment du tribunal de commerce de Rouen. On s’étonne pour le moins que la juridiction ait repris, presque à la virgule près, les arguments de Valgo, dans une procédure non-contradictoire, pour autoriser une opération d’huissiers au siège d’une entreprise de la banlieue de Rouen.
« Il serait extrêmement simple, si la société Troletti était informée de la démarche de la requérante, de supprimer les données qu’elle ne voudrait pas voir apparaître ou de les transférer sur un support numérique externe intraitable », soutenait la requérante estimant que « l’effet de surprise est absolument nécessaire au succès de la mesure sollicitée ».
Impossible de savoir si l’huissier a rédigé un rapport à destination du tribunal de commerce. Contacté, Gérard Schocher, président de l'institution, n’a pas souhaité nous répondre. Selon nos informations, les avocats du groupe Lhotellier auraient pris attache avec ceux de Valgo pour avoir accès au document, établi de manière non-contradictoire, s’il existe.
Sur le fond, la société Valgo a récemment refait parler d’elle. Selon Paris-Normandie, l’entreprise s’est vu infliger, fin 2022, le paiement d’une lourde amende par la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) de Normandie. En vertu d’une astreinte prononcée antérieurement, Valgo devrait passer à la caisse à hauteur de 330 000 euros. D’après le quotidien régional, les services de l’État reprochent à la société spécialisée dans la dépollution des sols d’avoir utilisé des terres contenant des concentrations de plomb trop élevées pour remblayer une partie du site de l’ex-raffinerie Petroplus à Petit-Couronne.
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