Par Pierre Leibovici (Disclose) - le 28/06/2023 à 13h00
Le groupe pétrolier prévoit de mettre en service, le 15 septembre, un terminal méthanier flottant à quelques kilomètres du centre-ville du Havre. D’après des documents obtenus par Disclose, en partenariat avec Greenpeace, les dangers pour la population et le climat ont été largement occultés par TotalEnergies comme par l’État. Partenaire de Disclose, Le Poulpe, qui s'était également intéressé au dossier en début d'année, publie aujourd'hui cette enquête en deux volets et en accès libre (2/2).
Après plusieurs semaines passées en cale sèche à Singapour, le Cape Ann vient de prendre le large. Destination de ce terminal méthanier flottant opéré par TotalEnergies : le port industriel du Havre (Seine-Maritime), où il doit être amarré début septembre. Sur 283 mètres de long pour 43 mètres de large, le bateau-usine stockera le gaz naturel liquéfié (GNL) apporté par d’autres navires méthaniers, avant de le réchauffer pour le distribuer dans les réseaux français. Ce projet industriel, inédit en France, doit couvrir l’équivalent de 10 % de la consommation française de gaz. Pourtant, malgré le caractère hors normes du dispositif, l’opacité qui l’entoure est totale. Au point que les risques qu’il comporte pour la sécurité des personnes et pour le climat aient été totalement occultés, comme le dévoile l’enquête de Disclose, en partenariat avec Greenpeace.
Depuis que le projet est sorti des cartons, au printemps 2022, les représentants de l’État et de la multinationale de l’énergie ont fait œuvre de transparence lors d’une seule et unique réunion publique. C’était le 14 octobre 2022, au Havre. « Le site a été retenu justement pour écarter toute problématique de risque », arguait notamment l’ancien préfet de Seine-Maritime, Pierre-André Durand. Devant 200 personnes, le représentant de l’État a aussi vanté un projet « sans incidence notable pour l’environnement ». Et ce, alors même que TotalEnergies devra rendre l’étude d’impact environnemental de son bateau-usine six mois après sa mise en service.
Pas plus que les riverains, les élu·es n’ont eu leur mot à dire. Le seul vote organisé au Havre sur ce projet industriel d’ampleur a porté, non pas sur le terminal méthanier, mais sur les canalisations qui le relient au réseau de GRTgaz, situé trois kilomètres plus loin. « Extrêmement frustrant », reconnaissait alors l’ancien premier ministre, Édouard Philippe, redevenu maire du Havre, lors du conseil communautaire du 29 septembre 2022. Il jugeait néanmoins ce vote « indispensable [...] parce que le projet ne se fait pas sans ce tuyau ». Quelques jours plus tard, c’est aussi uniquement sur ce « tuyau » que les citoyen·nes ont été appelé·es à s’exprimer. Des documents mis en ligne dans le cadre de cette consultation électronique, il ne reste aujourd’hui aucune trace.
Alors que le Cape Ann approche des côtes françaises, tout laisse à croire qu’il ne présente aucun danger. Pourtant, d’après une note de TotalEnergies que nous nous sommes procurée, les risques associés à l’exploitation du terminal méthanier flottant sont loin d’être anodins. Dans ce document de 29 pages daté du 10 mai 2023, l’industriel anticipe pas moins de « 15 événements redoutés de perte de confinement [des fuites, NDLR] qui pourraient générer soit des effets thermiques (jet enflammé, feu de nappe ou de nuage), soit des effets de surpression (explosion) ». Des fuites qui pourraient provoquer « 151 phénomènes dangereux », mais dont aucun détail ne filtre.
Ce document a beau être nommé « Synthèse publique des éléments de l'étude de dangers », il n’a jamais été rendu public par la préfecture de Seine-Maritime, ni même transmis à l’association France Nature Environnement Normandie, qui lui en a fait la demande. Il n’est pourtant qu’une version caviardée d’une étude de dangers bien plus complète que TotalEnergies a remise à la préfecture en janvier 2023. Contactée par Disclose pour en obtenir une copie, cette dernière n’a pas réagi.
Les fuites de GNL sont loin d’être un fantasme, comme le rappellent deux accidents majeurs en France, passés totalement inaperçus. Le premier a eu lieu dans le terminal méthanier de Montoir-de-Bretagne (Loire-Atlantique), en janvier 2019. Un robinet mal fermé a conduit à la formation d’une nappe de GNL sur une surface de 20m2, laissant s’échapper l’équivalent de 17 tonnes de gaz naturel dans l’atmosphère, selon le répertoire national des accidents industriels et technologiques. Le second accident, bien plus grave, s’est produit en juillet 2016 à Dunkerque (Nord). Là, 500 tonnes de GNL se sont enflammées au pied d’une torchère, rejetant environ 650 000 m3 de gaz naturel. Soit l’équivalent de 14 000 tonnes de CO2, ou encore ce qu’émettent plus de 3 000 voitures à essence sur une année [lien vers méthodologie]. Les dommages ont été évalués à 10 millions d’euros.
« Il y a forcément des fuites liées à l’exploitation d’un terminal méthanier », confirme Jérôme Hébrard, chercheur à la division Incendie-Dispersion-Explosion de l’Institut national de l'environnement industriel et des risques (Ineris). « Corrosion, problème de maintenance, erreurs humaines... La plupart du temps, les effets de ces fuites sont mineurs. Mais les grands accidents industriels en France sont souvent la conséquence d’une succession de petits problèmes », prévient-il.
Au Havre, si de tels incidents ne peuvent être exclus, leurs conséquences pourraient être encore plus dévastatrices en raison de la configuration choisie par TotalEnergies : une usine flottante située au fond d’un port et derrière une écluse, plutôt qu’un terminal terrestre. Dans une réponse adressée à Disclose, l’entreprise affirme que le Cape Ann « est équipé d’un système de largage rapide des amarres pouvant être actionné en cas d’urgence et [qu’]il aura toujours la possibilité de repartir en mer si cela s’avère nécessaire ».
Mais, comme le relève un ancien ingénieur en chimie de la zone portuaire du Havre, qui a souhaité rester anonyme, « les terminaux méthaniers flottants en activité à l’étranger sont positionnés soit au large, soit amarrés à un port de sorte à pouvoir rapidement être évacués en mer libre ». Or, si celui du Havre « doit être éloigné en raison d’un accident majeur, il devra parcourir 8 kilomètres en longeant des sites Seveso seuil haut, puis le centre-ville », ajoute-t-il. Après avoir analysé les vues satellite de 42 installations similaires à travers le monde, Disclose est en mesure de confirmer que le positionnement choisi pour Le Havre est unique au monde. Mais là encore, sur place, personne n’a eu son mot à dire. Sollicitée sur ce point, la préfecture de Seine-Maritime n’a pas répondu à nos questions.
Comment expliquer une telle opacité ? La réponse se trouve dans la loi pouvoir d’achat, votée en urgence à l’été 2022, au prétexte d’une menace fantasmée pour l’approvisionnement en gaz de la France, comme l’a démontré Disclose dans une précédente enquête. Contre toute attente, deux articles de ce texte portant spécifiquement sur le terminal méthanier flottant du Havre. Le gouvernement a choisi de le considérer comme un simple navire relevant du droit international maritime, plutôt qu’une usine devant suivre la réglementation des Installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE). Une différence majeure avec les quatre autres terminaux méthaniers actuellement en service en France, qui ont été autorisés à la suite d’un intense débat public local. Des enquêtes publiques, longues de plusieurs mois, ont ainsi précédé la construction du terminal de Dunkerque en 2007, l’extension de celui de Fos Tonkin (Bouches-du-Rhône) en 2010, ou encore du projet de terminal à Saint-Jouin-Bruneval (Seine-Maritime) — finalement abandonné en 2012 face à l’opposition des habitant·es de ce village côtier.
« Rien de tel n’a été exigé pour TotalEnergies, regrette Alice Béral, juriste pour France Nature Environnement Normandie, alors que le régime ICPE instaure justement des obligations de transparence, de participation du public et d’évaluation des risques ». Des années plus tard, il est toujours possible de consulter les dizaines de documents mis en ligne par la Commission nationale du débat public (CNDP) lors des concertations liées aux quatre terminaux terrestres français.
Le sort du Cape Ann est désormais entre les mains de la justice. Le tribunal administratif de Rouen examinera, jeudi 6 juillet, les recours déposés contre le projet havrais par France Nature Environnement Normandie, d’une part, et par l’association Écologie pour Le Havre et EELV Normandie, d’autre part. Les associations contestent la combine du gouvernement qui aurait dû, au regard du droit européen, soumettre le futur terminal du Havre à la réglementation ICPE. Après tout, si même des stations-service et des pressings sont considérés comme tels, une usine flottante renfermant 145 000 m3 de GNL ne devrait pas faire exception.
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